18 mars 2008

Lettre à un Otage (1943) - Partie III

Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944)

Comment la vie construit-elle donc ces lignes de force dont nous vivons ? D'où vient le poids qui me tire vers la maison de cet ami ? Quels sont donc les instants capitaux qui ont fait de cette présence l'un des pôles dont j'ai besoin ? De quels événements secrets sont donc pétries les tendresses particulières et, à travers elles, l'amour du pays ?Les miracles véritables, qu'ils font peu de bruit ! Les événements essentiels, qu'ils sont simples ! Sur l'instant que je veux raconter, il est si peu à dire qu'il me faut le revivre en rêve, et parler à cet ami.C'était par une journée d'avant-guerre, sur les bords de la Saône, du côté de Tournus. Nous avions choisi, pour déjeuner, un restaurant dont le balcon de planches surplombait la rivière. Accoudés à une table toute simple, gravée au couteau par les clients, nous avions commandé deux Pernod. Ton médecin t'interdisait l'alcool, mais tu trichais dans les grandes occasions. C'en était une. Nous ne savions pourquoi, mais c'en était une. Ce qui nous réjouissait était plus impalpable que la qualité de la lumière. Tu avais donc décidé ce Pernod des grandes occasions. Et, comme deux mariniers, à quelques pas de nous, déchargeaient un chaland, nous avons invité les mariniers. Nous les avons hélés du haut du balcon. Et ils sont venus. Ils sont venus tout simplement. Nous avions trouvé si naturel d'inviter des copains, à cause peut-être de cette invisible fête en nous. Il était tellement évident qu'ils répondraient au signe. Nous avons donc trinqué !Le soleil était bon. Son miel tiède baignait les peupliers de l'autre berge, et la plaine jusqu'à l'horizon. Nous étions de plus en plus gais, toujours sans connaître pourquoi. Le soleil rassurait de bien éclairer, le fleuve de couler, le repas d'être repas, les mariniers d'avoir répondu à l'appel, la servante de nous servir avec une sorte de gentillesse heureuse, comme si elle eût présidé une fête éternelle. Nous étions pleinement en paix, bien insérés à l'abri du désordre dans une civilisation définitive. Nous goûtions une sorte d'état parfait où, tous les souhaits étant exaucés, nous n'avions plus rien à nous confier. Nous nous sentions purs, droits, lumineux et indulgents. Nous n'eussions pas su dire quelle vérité nous apparaissait dans son évidence. Mais le sentiment qui nous dominait était bien celui de la certitude. D'une certitude presque orgueilleuse.Ainsi l'univers, à travers nous, prouvait sa bonne volonté. La condensation des nébuleuses, le durcissement des planètes, la formation des premières amibes, le travail gigantesque de la vie qui achemina l'amibe jusqu'à l'homme, tout avait convergé heureusement pour aboutir, à travers nous, à cette qualité du plaisir ! Ce n'était pas si mal, comme réussite.Ainsi savourions-nous cette entente muette et ces rites presque religieux. Bercés par le va-et-vient de la servante sacerdotale, les mariniers et nous trinquions comme les fidèles d'une même Église, bien que nous n'eussions su dire laquelle. L'un des deux mariniers était hollandais. L'autre, allemand. Celui-ci avait autrefois fui le Nazisme, poursuivi qu'il était là-bas comme communiste, ou comme trotskyste, ou comme catholique, ou comme juif. (Je ne me souviens plus de l'étiquette au nom de laquelle l'homme était proscrit.) Mais à cet instant-là le marinier était bien autre chose qu'une étiquette. C'est le contenu qui comptait. La pâte humaine. Il était un ami, tout simplement. Et nous étions d'accord, entre amis. Tu étais d'accord. J'étais d'accord. Les mariniers et la servante étaient d'accord. D'accord sur quoi ? Sur le Pernod ? Sur la signification de la vie ? Sur la douceur de la journée ? Nous n'eussions pas su, non plus, le dire. Mais cet accord était si plein, si solidement établi en profondeur, il portait sur une bible si évidente dans sa substance, bien qu'informulable par les mots, que nous eussions volontiers accepté de fortifier ce pavillon, d'y soutenir un siège, et d'y mourir derrière des mitrailleuses pour sauver cette substance-là.Quelle substance ? C'est bien ici qu'il est difficile de s'exprimer ! Je risque de ne capturer que des reflets, non l'essentiel. Les mots insuffisants laisseront fuir ma vérité. Je serai obscur si je prétends que nous aurions aisément combattu pour sauver une certaine qualité du sourire des mariniers, et de ton sourire et de mon sourire, et du sourire de la servante, un certain miracle de ce soleil qui s'était donné tant de mal, depuis tant de millions d'années, pour aboutir, à travers nous, à la qualité d'un sourire qui était assez bien réussi.L'essentiel, le plus souvent, n'a point de poids. L'essentiel ici, en apparence, n'a été qu'un sourire. Un sourire est souvent l'essentiel. On est payé par un sourire. On est récompensé par un sourire. On est animé par un sourire. Et la qualité d'un sourire peut faire que l'on meure. Cependant, puisque cette qualité nous délivrait si bien de l'angoisse des temps présents, nous accordait la certitude, l'espoir, la paix, j'ai aujourd'hui besoin, pour tenter de m'exprimer mieux, de raconter aussi l'histoire d'un autre sourire.